Quelques principes et analyses pour une formation des futurs professeurs

Les changements en cours dans la formation et les calendriers de recrutement des futurs professeurs des écoles, collèges et lycées, suscitent de nombreuses critiques qui, pour les deux principales, sont antagoniques ; d’un côté se regroupent ceux qui estiment assister au renoncement programmé aux savoirs ou disciplines enseignés à l’école, tout en déclarant très secondaire sinon inutile toute formation non disciplinaire et même les stages, pendant que d’autres soulignent, entre autre, qu’au delà de la formation disciplinaire, bien entendu incontournable, ces changements organisent le renoncement à une préparation sérieuse au travail réel des enseignants.

Les nouvelles dispositions annoncées s’avèreront globalement vaines eu égard à leur inadaptation au travail réel et aux défis à relever, car les réalités des métiers de l’éducation et de l’enseignement ne sont pas prises en compte. On est donc fondé de penser que ceux qui décident ont décidé de refuser de prendre connaissance de ce qui est.

Nous ne revenons pas ici sur l’éventail des critiques et leurs différences. Il est annoncé que tout y sera : « c’est un fourre-tout » disent quelques uns. Ce n’est nullement le cas. Certes beaucoup est inclus. Mais l’essentiel n’y est pas. Nous ne proposons pas de remplir davantage ce « fourre-tout ». Pour initier à l’un des métiers de l’éducation, des dispositifs de formation entièrement nouveaux doivent être conçus et réellement répartis en formation initiale et en formation continue. Sursaturer  le modèle précédent ne peut que former plus mal. Nous disons non à la politique de l’autruche.

Dans le cadre de cette rubrique « Urgence », nous réaffirmons quelques analyses et principes sur lesquels pourrait être construite une nouvelle école adaptée à l’époque actuelle[1].

Appuyé sur l’expérience et le patrimoine de l’éducation nouvelle, nous préconisons une école qui crée les conditions possibles pour l’éducation et l’acquisition des savoirs, dont des savoirs concrets qui permettent de prendre en charge sa vie quotidienne et des savoirs intervenir par la parole dans la vie de la cité où l’on vit, à commencer par l’École.

L’École et la Famille sont les deux groupes sociaux de socialisation et d’éducation de base des nouvelles générations. En effet, pour concevoir un enfant et l’élever, un père et une mère ne suffisent pas, il faut aussi une société qui s’engage et qui organise ces liens entre l’École et la Famille.

Rappelons cette évidence, que bien du monde passe sous silence : l’école est un groupe, une classe est un groupe. Pourtant la sensibilisation sinon la formation aux réalités des processus collectifs n’est pas au programme des formations. Quand la question du groupe est dans un programme, les formations proposées sont la plupart du temps seulement théoriques ou assurées par des formateurs très insuffisamment formés pour cela. La formation psychosociologique à la vie des groupes et à ce qu’on donne à voir de soi aux autres dans un groupe et à son insu n’existe pas. Or, elle est indispensable. Le professeur n’est donc pas préparé à entrer dans une classe, un groupe-classe et n’a qu’une idée bien partielle et donc bien fausse de ce que le système de l’éducation nationale provoque avec sa complicité passive en regroupant des jeunes qu’il assoit les uns à côté des autres des heures durant et à longueur d’années.

En outre, pour pouvoir être et se situer dans un groupe, une organisation, s’adresser à d’autres, et s’investir dans son travail, il est nécessaire d’être assigné à une place instituée donnant une existence sociale et nourrissant le sentiment de la continuité de l’existence entre les générations. C’est ce qui permet de se sentir compter pour les autres, pour la société. Sans instances instituées à l’école pour créer un système de places sociales pour les différents acteurs du système scolaire, le travail de transmission des professeurs et cadres de l’école et d’affiliation des nouvelles générations à ce qui est déjà là avant elles ne peut être entrepris de façon satisfaisante.

Toute procédure ponctuelle d’éducation à la citoyenneté est artificielle, si des instances d’exercice concret et quotidien de cette citoyenneté ne sont pas conçues et actives.

L’école a pour mission d’accueillir tous les enfants d’âge scolaire. Pour remplir cette mission, il lui revient de créer pour eux les espaces et les médiations propices à leur mobilisation sur les tâches de l’école qui organise le travail de chacun de ses membres : les élèves, les professeurs, les cadres d’éducation et de direction, les autres intervenants d’autres professions contribuant aux missions de l’école et à son fonctionnement dans sa vie quotidienne.

L’école et ceux qui y travaillent accueillent des individus singuliers et non des catégories sociologiques ou des unités statistiques. L’élève-statistique abstrait n’existe pas. L’élève idéal-type n’existe pas, pas plus que le professeur idéal-type. Chaque individu suit un mouvement singulier, original, un rythme qui lui est propre, pour grandir et pour apprendre, pour transmettre. Ce qui fait que l’école est mise en demeure de créer, à chaque instant, un espace potentiel commun, pour que les chemins se croisent, pour que les individus singuliers se parlent, se rencontrent, pour que les univers logiques de chacun s’ouvrent un peu, sans crainte d’effondrement ou de disqualification, pour entendre les logiques, les chemins des autres.

On parle souvent de méthodes pédagogiques, de bonne ou de mauvaise méthode. Quand on prend un peu de recul, on comprend que toute méthode, sauf celles qui sont folles et faites pour rendre fou, peut être efficace, si elle est investie, c’est-à-dire si le maître est engagé, veut transmettre, mais pas immodérément, et s’il laisse pour cela une place aux élèves, une place pour le déploiement de leur propre désir d’apprendre qui peut parfois être entravé par des interdits d’apprendre qu’il est souhaitable de ne pas ignorer.

Un modèle de formation de futurs professeurs doit prendre aussi en compte ce qui peut s’apprendre en formation initiale et ce qui ne s’apprend qu’en formation continue. Si une sensibilisation avant la prise de fonction peut alerter les futurs professeurs, il est bien difficile pour eux, alors qu’ils sont mobilisés pour la réussite des concours ou des examens qui portent quasi exclusivement sur des épreuves de connaissance disciplinaire, de se représenter avec toutes leurs épaisseurs les dimensions du métier. Même si elles doivent faire l’objet d’une sensibilisation au cours de la formation initiale et à la faveur de stages supervisés par des professionnels qui savent ce que superviser veut dire et ne veut pas dire, ces dimensions et leur complexité peuvent être repérées et élaborées saisies utilement en formation continue. C’est pourquoi est nécessaire un dispositif d’accompagnement des nouveaux enseignant, qui implique un travail d ‘équipe intégré au temps de travail. Comme le travail d’équipe est une pratique sociale très largement inconnue, bien que souvent invoquée, une formation au travail d’équipe est un préalable, sous condition que ces formations soient assurées par des formateurs capables eux-mêmes de travail d’équipe, et sous condition d’y consacrer le temps approprié. Il faut du temps pour se former, et d’abord le temps de se déformer sans se casser.

Enfin parlons un peu d’autorité. On peut exercer de l’autorité et assurer un pouvoir délégué par une institution quand on comprend de quoi il s’agit, quand on a renoncé à des rapports de simple puissance, c’est-à-dire de domination. La structure d’autorité et les repères d’autorité dans une École ne tiennent ni des statuts ni des textes. Ils ne tiennent que des lieux et de la qualité des paroles échangées régulièrement dans des instances conçues et investies spécifiquement pour cela entre les adultes qui assument dans l’école l’un des métiers d’éducation et d’enseignement, et entre adultes et adultes en devenir. Chacun sait combien les qualités personnelles et les compétences à animer et conduire des groupes et des réunions de travail d’un chef d’établissement sont capitales et orientent le climat d’un établissement. Or, la formation que les chefs d’établissement reçoivent n’est pas adaptée à leurs fonctions réelles. Elle leur distille l’idéologie des rapports de puissance et non l’esprit des rapports d’autorité. Un bon chef d’établissement ne l’est que par ses exigences personnelles et non grâce à la formation obligatoire qu’il reçoit. Ajoutons et chacun le sait que les Écoles sont sous-équipées en matière d’équipes de direction et  d’administration eu égard à la multiplicité des tâches qui leur reviennent, aux pressions qu’elles subissent, aux problèmes quotidiens multiples qu’elles ont à prendre en charge et à tenter de résoudre. À tout cela s’ajoutent chaque jour des injonctions désorganisatrices venant de hiérarchie et des sollicitations de celle-ci qui les appellent ailleurs que dans leur établissement. Tout cela pour dire que le système éducation Nationale avec ses changements perpétuels et ses pratiques est le premier facteur de désordre et de discontinuité du service public de l’éducation nationale. D’où le nombre des postes vacants, le nombre des congés de maladie pour des motifs sérieux, sinon très graves.

Bien sûr, une société qui honore sa mission d’éducation et d’enseignement, a une politique de prérecrutement et de pré-salaire pour encourager les jeunes générations à s’orienter vers le métier de professeur. Or, les responsables publics ont pris le chemin inverse depuis vingt cinq ans en supprimant d’abord les Écoles Normales, puis les allocations, puis l’année de formation professionnelle rémunérée. En supprimant les pré-salaires  et les allocations, les pouvoirs publics ont organisé sciemment la destitution du corps enseignant comme constitutif de l’État républicain et de son corps social. En reculant l’âge d’entrée en fonction et en augmentant le nombre d’années de formation initiale, les pouvoirs publics font comme si on apprenait à être enseignant en situation sur les bancs de l’université, ce qui n’est pas le cas, car ce n’est tout simplement ni la mission de l’université, ni de sa compétence. Personne ne l’ignore pourtant.

Les militants de l’éducation nouvelle à l’école refuseront là où ils sont et comme ils le peuvent de participer à ce jeu de dupes. D’autant que des écoles où l’on fonctionne autrement existent, à l’intérieur même de l’éducation nationale, à l’initiative d’équipes engagées, leur réussite a été évaluée. Toutefois, soulignons que, curieusement, le ministère ne fait absolument rien pour que ces écoles soient connues, rien pour susciter de nouvelles bonnes volontés. Il ne peut y avoir de révolution scolaire que par une politique très élaborée et patiente de transformations en s’appuyant sur de nombreuses équipes d’enseignants qui existent et travaillent.

Pour une nouvelle politique scolaire, il faut renoncer à instrumentaliser l’école et  la jeunesse en les mettant au service des échéances électorales. C’est pourquoi, pour une école nouvelle, républicaine et laïque, nous demandons que les ministres chargés de l’éducation et de la jeunesse soient indépendants des majorités provisoires qui, rappelons-le, sont toutes relatives.

Lorsqu’une réforme prendra en compte les analyses et principes, ici très schématiquement mentionnés, de nombreux volontaires se manifesteront. Et, il est malheureusement urgent que la classe politique sorte de son anesthésie et de sa fascination pour les unités fictives quantifiables qui ne renseignent en rien sur le réel, car malgré l’action et le dévouement invisible de nombre d’acteurs du système, chacun ici et là, dans les établissements scolaires, s’attend au surgissement d’une catastrophe, une sorte de Tchernobyl scolaire, tellement les structures scolaires et les instituions, les formations nécessaires ne sont pas pensées et donc pas en relation avec la réalité.

 



[1] – Nous développerons ces quelques principes pour une autre École dans un article à venir, mais les lecteurs intéressés peuvent lire ou relire : « Des clés pour  réussir au collège et au lycée », ouvrage collectif coordonné par Françoise Rey & André Sirota, Toulouse, Érès, 2007 ; & « Violence à l’école. Des violences agies aux violences vécues », ouvrage collectif, sous la direction d’André Sirota, Paris, Éditions Bréal, 2009.