André SIROTA – avril 2013
La refondation de l’École de la République et de celle-ci par une École publique et laïque refondée est apparue comme l’ambition majeure du quinquennat en cours animé par la volonté de donner à chaque jeune un espoir, qui ne soit pas un leurre, c’est-à-dire qu’il y a encore un avenir et que la vie en ce vingt et unième siècle vaut la peine d’être vécue.
Qu’ils portent sur l’actualisation des missions, la reconfiguration des métiers, les conditions institutionnelles de leur exercice, une refonte des trajets et structures de formation initiale et continue enfin sur l’articulation avec les avancées des savoirs par la recherche, les changements à promouvoir sont immenses. Si la part de la recherche a été ainsi affirmée, comme sont ignorés les travaux psychosociologiques et psychanalytiques sur les groupes, l’institution, les origines des difficultés d’apprendre, le travail en équipe et en institution, et les apports de ces recherches à la formation des professionnels de l’éducation, professeurs et cadres de direction, c’est sur celles-ci que je souhaite ici attirer l’attention.
Les sciences humaines cliniques contemporaines
Les travaux sur lesquels je m’appuie forment les sciences humaines cliniques contemporaines. Elles diffèrent des sciences classiques puisque, renonçant à la rationalité de la pensée causaliste des siècles antérieurs, elle procèdent de démarches nouvelles et collaboratives d’investigation par l‘analyse des effets émergents qu’il faut apprendre à observer dans des dispositifs de recherche action participative appropriés. C’est l’acceptation de la confrontation à la complexité et à la multiplicité des facteurs de divers ordres, dont une part nous échappe toujours, qui pousse le chercheur vers cette nouvelle ambition, celle d’être attentif aux effets en vue de reconstituer après-coup un processus et de comprendre, au moins en partie ce qui s’est produit. Cette approche ne s’inscrit pas dans une système de pansée causaliste à la recherche de facteurs, dont on ne peut jamais, en réalité, manipuler et contrôler expérimentalement l’ensemble fort complexe des interactions qui se produisent entre eux. La complexité de la « matière » sociale, psychosociale, psychique, n’est pas expérimentable, y compris et bien entendu et intrinsèquement pour des raisons morales. Aucun dispositif de recherche ne peut prétendre être le maître du monde et des choses. On ne peut donc établir, en toute certitude, ce qui, dans les effets produits, — qu’on les ait espérés ou non, — revient à un facteur plutôt qu’à un autre. Par les sciences humaines cliniques contemporaines, référées aux apports de la psychanalyse et à la théorie de l’inconscient,on ne peut avancer que par hypothèses successives en construisant et déconstruisant nos modèles et renouvelant et élargissant nos capacités d’attention à ce qui émerge, toujours à l’aide des autres. C’est déjà beaucoup.
Les recherches auxquelles je me réfère ici portent principalement sur processus collectifs et les modes d’être et de faire en relation et en situation. Elles montrent l’apport de l’Expérience du groupe1 à la formation des personnes.
De ces recherches se dégage aussi l’importance plutôt méconnue de ce que signifie l’acte d’institution, c’est-à-dire, plus particulièrement ici, l’acte par lequel la société se rend manifeste, « concrète » en tant que personne morale collective représentant la succession des générations, lorsqu’elle inclut, quand elle fait son travail, chaque nouvel individu. La société se montre alors par la médiation de personnes physiques réelles chargées d’instituer. Or, instituer veut dire faire exister socialement un être humain dans la cité, pour lui-même en même temps que pour les autres. Des instances et des rituels investis sont pour cela nécessaires.
Ce que les sciences humaines cliniques contemporaines nous ont appris à propos de ce qui se met en jeu à l’École
L’École est structurée comme groupe de groupes emboîtés. Ils forment un creuset social où l’acte d’institution des jeunes générations et de chaque individu peut être accompli. C’est par cet acte que chacun peut être mis en position de transmettre ou d’apprendre, de grandir et de participer au relais des générations.
L’École est le lieu privilégié pour apprendre à comprendre le monde et ce que nous vivons dans les structures sociales où nous sommes, dont la structure familiale.
Pour aboutir aux transformations utiles de l’École et, par là, de la société et ses individus, martyrisés par les crises enchevêtrées et sans fin de la globalisation, nous avons à comprendre, dès l’École le malêtre que nous ressentons dans les structures où nous vivons. D’où provient ce malêtre et qu’est-ce que l’individu et la société ont, en commun, à résoudre à son sujet ? Le malaise général dans la culture dont parlait Freud et le malêtre dans la psyché, là où nous vivons, provient des exigences plus ou moins antagoniques entre celles de la pulsion, de la culture et du vivre ensemble, par ce que nous ne pouvons tenir debout sans les autres, sans paroles échangées tous les jours.
Après les générations précédentes et leurs contextes, nous avons à faire, à chaque génération, la part entre les sources internes de ce malêtre, qui sont inhérentes au fonctionnement de la psyché humaine, et les sources externes qui perturbent notre vie psychique tout en résultant spécifiquement des transformations brutales et accélérées du monde actuel (Kaës, 2012)2. Nous avons à observer et à penser ces transformations et leurs effets en nous, propres à notre époque, si nous voulons aller chercher et mobiliser au fond de nous de nouvelles ressources internes et les développer grâce à la part de culture que nous avons à construire en parlant avec les autres sur les changements et les crises. Chacun est sollicité d’y prendre part. Pour cela des lieux spécifiques doivent être créés pour parler avec d’autres des choses de la vie en transformant leurs charges intoxicantes en pensées élaborées.
La Refondation pour tous
La Refondation se propose de conduire tous les enfants à l’intégration d’un socle commun pendant la période requise de la vie lors du cycle de l’École élémentaire et du Collège au moins et de ne plus aboutir à des sorties prématurées de l’École d’un aussi grand nombre de jeunes, sans qu’ils aient acquis une formation minimale ouvrant une voie vers une poursuite de leur formation initiale ou leur insertion sociale et professionnelle. C’est pourquoi la priorité à l’école primaire a été dite. La refondation ne saurait se borner toutefois à la seule École élémentaire.
Chacun le sait, les « années collège » sont décisives parce qu’elles se déroulent pendant le passage de l’être humain par une période de vulnérabilité accrue, celle de la transformation de l’adolescence et de la suspension psychique et sociale inhérente au travail de grandir qui peut donner accès à l’âge adulte si la société se fait accueillante et prépare et donne une place à chaque nouvel être humain.
La Refondation ne saurait non plus se borner aux enfants ayant le plus de mal avec les tâches scolaires ou qui se montrent réfractaires à une insertion dans une collectivité et les contraintes structurantes du vivre ensemble. Elle vaut pour tous. Tous les enfants sortiraient mieux dotés s’ils passaient par une École différente, c’est-à-dire transformée dans ses fonctionnements, ses rythmes, ses modes de transmission, par la pluralité de ses groupements, et par un changement dans la configuration des places respectives assignées à chacun. La possibilité et la qualité de la mobilisation sur sa tâche de base (Falla et Sirota, 2012)3, c’est-à-dire le travail que l’on a à faire ici et maintenant là où on est, dépendent en effet du système social des places respectives de ses participants, de l’éprouvé de reconnaissance que chacun peut ressentir et de l’adéquation entre ce système et les tâches de ses membres. Cette adéquation n’est pas fréquente. L’idée même de cette adéquation et de sa nécessité n’est pas pensée.
Veut-on vraiment être et faire avec les autres ?
Les travaux cliniques et d’anthropologie psychanalytique voués à l’étude des groupes et des processus collectifs sur le terrain nous renseignent sur ce qui est mobilisé en chacun en situation de groupe et en institution. Les affects mobilisés en groupe peuvent tout aussi bien favoriser la focalisation sur la tâche qu’en détourner. Ces travaux nous apprennent qu’une organisation conçue seulement pour faire ou faire faire un travail, — fabriquer un objet ou transmettre des connaissances, — n’a pas pour visée, par choix délibéré ou non, de faire en même temps société entre ses membres. Conséquemment, ce type d’organisation, par sa structure même, défait le socius au lieu de contribuer à son édification ou à sa consolidation. Que ses ingénieurs le veuillent ou non, le modèle implicite qui sous-tend ce type d’organisation du travail se fait destructeur de ce qui fait société comme de ce qui fait l’individu, comme l’ont montré en particulier, les travaux de Christophe Dejours (2012)4. En conséquence, si l’on tient compte de cette vérité établie, on comprend que l’on ne peut enseigner sans éduquer, que l’on ne peut enseigner et éduquer sans faire société à l’École. Ce savoir est ignoré.
Les travaux d’anthropologie clinique et psychanalytique des groupes et des institutions amènent à la conclusion que l’efficacité d’une organisation dépend pour une part de l’engagement personnel et subjectif des personnes, de leurs compétences en tant qu’être humain et de la qualité de leur travail en équipe, donc des conditions institutionnelles qui rendent l’engagement individuel et le travail d’équipe possibles.
Ce savoir sur les conditions de la transmission, qui repose sur bien des coopérations, souligne combien des dispositions règlementaires ou administratives pour régler le problème de l’éducation et des apprentissages, même suivies de mesures techniques procédurales, si elles sont indispensables, ne peuvent que conduire à l’échec et à la répétition de situations d’échec, si l’on s’en contente. C’est ce que Donald Woods Winnicott, grand pédopsychiatre et psychanalyste anglais, concluait de son expérience dans une conférence organisée par l’Association des écoles maternelles anglaises. En janvier 1950, s’adressant à un public de professionnels voués à la petite enfance, il s’interrogeait, non sans un humour grinçant, sur la manière d’être quand on veut aider les enfants, qu’il nomme déprivés, il pense ici aux enfants qui ont été privés des étayages narcissiques vitaux, indispensables pour pouvoir désirer vivre et grandir.
« Il est évident qu’on doit s’occuper d’eux. Contrairement à ce qui se passait autrefois, la communauté accepte aujourd’hui d’assumer la responsabilité des enfants déprivés. L’opinion publique abonde même dans ce sens et exige qu’on fasse le maximum pour les enfants dont l’environnement familial est défaillant. D’ailleurs, beaucoup de nos difficultés actuelles résultent de la mise en application des principes découlant de cette nouvelle attitude.
« Ce n’est pas en légiférant ou en mettant en place un appareil administratif qu’on aidera les enfants déprivés. Ces mesures, partant indispensables, ne constituent qu’une toute première étape. Seuls des êtres humains, des êtres humains compétents, sont capables de s’occuper correctement d’enfants mais, hélas, ils sont peu nombreux à l’heure actuelle. Ils seraient plus nombreux si l’administration prévoyait des intermédiaires, destinés à servir de trait d’union entre les autorités et les personnes travaillant sur le terrain. Ils auraient pour fonction d’apprécier les qualités de chacun, de reconnaître les réussites, de développer le processus éducatif afin de rendre le travail plus intéressant, d’analyser les échecs et leurs causes (…). S’occuper d’enfants est un travail à plein-temps (…).»5 Le lecteur aura remarquer que Winnicott utilise le terme « analyser » et non le terme « évaluer ».
Le clivage défensif entre instruction et éducation.
La solidarité intrinsèque et constitutive des deux missions de base de l’École est ignorée : la mission d’instruction ou de transmission des connaissances par des apprentissages et la mission de socialisation ou d’éducation. Elle est même déniée par bon nombre, contre toute raison puisque l’apprentissage du vivre en société est intrinsèquement imbriqué au patrimoine culturel d’une époque dont les savoirs de divers ordres. La société en est dépositaire et qu’elle a à les faire fructifier et à les transmettre. La transmission est affaire de société et donc de l’École qui la représente et doit prendre sa part dans le travail de transmission dont l’éducation fait partie. La part de l’École n’invalide pas celle de la famille, nous y reviendrons plus loin. Toutefois, pour faire vivre cette liaison constitutive au quotidien, le système scolaire de l’éducation nationale a besoin d’être équipé d’une configuration très élaborée des rapports de place entre ses participants organisant et exprimant à la fois consubstantialité des missions et des conditions de leur mise en œuvre en intégrant le contexte socio-historique.
La création de ces formes sociales ne saurait être fondée sur l’ignorance, en particulier sur l’ignorance du fait que l’École n’a ni à accueillir des grandes catégories d’individus- massifiés et désubjectivés, ce que s’efforcent de fabriquer les systèmes totalitaires6, ni à en encourager les représentations sociales associées, ce que produisent les discours sociologiques qui dominent dans les médias. Cette création peut toutefois réussir si est reconnue et prise en compte la réalité de la diversité des élèves qui constituent les populations scolaires : l’école accueille des êtres humains, tous différents, ayant chacun leur subjectivité propre, quelles que soient les apparences qu’ils se donnent, les normes de groupe auxquelles ils se conforment ou se soumettent ou les représentations sociales qu’ils convoquent chez l’autre par les comportements provoquants qu’on sait bien typiques de l’adolescence, qu’il faut apprendre à accueillir et à déjouer sans se laisser prendre par le scénario ou le terrain de la rivalité fraternelle ou du fratricide et du sororicide et de l’omnipotence infantile. C’est pourquoi, par exemple, une sensibilisation à l’expérience du groupe est incontournable, si l’on veut comprendre, en les vivant et les analysant, comment on participe, à son insu, à des phénomènes et des processus de groupe dans les différents lieux dont on participe. Ça n’arrive pas qu’aux autres.
L’École du point de vue anthropologique
Ce que nous sommes aujourd’hui, nous le devons aux développements des sciences modernes et de l’esprit scientifique révélateur de l’évolution qui a arraché l’Homme au règne animal, par le développement du langage, de la pensée et des capacités d’abstraction et par la possibilité d’échanger avec d’autres par la parole et la médiation de l’écrit.
Ainsi par exemple, assigner à l’École maternelle, outre la mission d’éveil et le développement de la curiosité, celle du développement de l’expression orale traduit-elle bien la haute conscience de l’importance du langage. Toutefois, promouvoir seulement l’idée d’expression orale est radicalement insuffisant et nocif. Il serait bien plus pertinent d’annoncer que les apprentissages à l’École maternelle doivent se consacrer à favoriser l’accès à la parole adressée à un autre ou, selon les cas, à plus d’un autre en même temps. Annoncer également qu’elle se propose d’initier à l’écoute des autres et à la conversation avec les autres, voire à la délibération. Une parole ne serait-elle prise que pour sa seule fonction expressive et de développement personnel, comme si on pouvait grandir sans les autres ? Une parole ne serait-elle dite sans jamais être adressée à quelqu’un, sans jamais qu’on attende, de celui à qui on s’adresse, du répondant ? Curieux projet d’apprentissage et éducation du citoyen que de passer sous silence l’initiation à la conversation et la délibération avec les autres. Quelle est cette figure de Narcisse ne parlant que pour le plaisir esthésique et auto-érogène éprouvé quand les mots sortent de sa bouche en se regardant dans le miroir, dont l’École voudrait assurer la multiplication comme des « petits pains » ?
L’accès à la parole et aux échanges de paroles avec les autres demande des lieux spécifiquement conçus pour cela, c’est-à-dire des dispositions pédagogiques et institutionnelles et une formation des professeurs et éducateurs, afin qu’eux aussi aient une expérience préalable des lieux ou groupes pour parler avec d’autres. L’expérience du groupe, par exemple, par la formation à participation aux réunions-discussions et à leur conduite peut y pourvoir.
En outre, et eu égard aux expressions polymorphes des violences à l’École, il y a lieu de mettre aussi l’accent sur la fonction de la parole comme voie d’accès à la nomination des choses et à la distinction entre les mots des choses, entre l’objet et sa représentation, ce qui introduit aussi du jeu, une distanciation, entre soi et le non-soi, apprend à faire la part des choses. On sait que ce que l’on ne parvient pas à se dire à soi-même et à un autre en même temps, et à plus d’un autre, passe par le corps, c’est-à-dire par des coups divers portés contre soi, l’autre ou l’objet. La responsabilité de l’École est bien de développer l’usage de la parole et la capacité de participer à la délibération collective, c’est-à-dire l’accès à des échanges de mots et non de coups.
Chaque être humain est unique
On sait que chaque être humain est unique et inachevé à la naissance. La « matière psychique » en lui est douée d’une certaine plasticité, il est donc en devenir, en tant qu’il est porteur d’un projet intime propre, original et potentiellement constructif. Le développement de tout nouvel être humain dépend entièrement de la capacité de sollicitude, — de bienveillance a-t-il été dit au cours de la Concertation, — des personnes et des structures sociales qui constituent ses premiers environnements. Dans un environnement commun, l’enfant se cherche d’emblée une place singulière. Avec ce qu’il capte et interprète subjectivement du monde extérieur, tout en prenant appui sur ses ressources internes qu’il découvre au fur et à mesure de ses avancées en âge et des circonstances qui le stimulent, un enfant se construit sa position subjective intime, c’est-à-dire singulière, une sensibilité propre à ce qui advient, source de différentes potentialités créatrices, autant que de possibilités de retranchement du monde, de folie, de destructivité interne, parfois exportée hors de soi. Selon que les conditions sont propices, ou non, au déploiement des relis de la psyché et la vie psychique, s’il vit dans un environnement renfermé ou chaotique, l’être humain pourra se trouver « conditionné » et produire des comportements sociaux normés ou erratiques. Toutefois, et c’est une hypothèse, il conserve toujours au fond de lui une partie vivante qui échappe à toute emprise. Cette partie peut être si enfouie, qu’il peut être extrêmement difficile d’aller la réveiller. C’est pourquoi, malgré l’incertitude d’aboutir, le pari optimiste de l’éducation doit être entretenu ou restauré périodiquement en chacun. Mais, ce pari optimiste ne doit pas rendre aveugle. La folie et la barrière d’inconnu qu’elle impose, ça existe aussi, même si cela ne fait pas plaisir.
La dynamique d’un groupe peut pour partie être comprise comme la résultante complexe et en perpétuel mouvement, des heurts plus ou moins vifs, directs ou discrets, entre les scénarios individuels singuliers d’entrée en groupe et en relation des individus qui le composent ; chacun cherche sa place dans un groupe, sans la trouver, car ne sachant pas exactement ce qu’il cherche ou ne voulant peut-être pas le savoir, ou ne parvenant pas aisément aux négociations implicites et explicites qui lui permettraient de se conquérir une place convenable parmi les autres, avec les autres. L’expérience du groupe est nécessaire pour accéder à des éprouvés suffisants de ce type de processus fort complexe et pour les élaborer, dans ce travail psychique et d’analyse en groupe on peut découvrir comment on fonctionne avec les autres ou ce qu’on donne à voir aux autres à son insu. Ce qui entraîne des prises de conscience salutaires.
Renoncer au leurre de la généralisation et de la forme unique
Chaque être humain est unique et chaque groupement d’individus est unique. Chaque groupement a son histoire, liée à sa composition et la voie suivie par chacun pour y arriver, y être admis. Chaque groupe a sa dynamique propre. Chaque environnement est vécu subjectivement par chacun. Il s’ensuit qu’un dispositif d’apprentissage qui a fait ses preuves ici ou là, pour avoir mobilisé avec succès des individus ou un groupe entier, ne peut être dupliqué mécaniquement dans d’autres situations, avec d’autres individus singuliers, pris dans une autre histoire. Du fait de la multiplicité des subjectivités et des effets de celles-ci dans les rencontres intersubjectives et en groupe, du fait des dynamiques collectives singulières, pour chacune de ses mises en œuvre, toute disposition pédagogique ou éducative déjà expérimentée avec succès et estimée bonne, doit faire l’objet d’un nouveau travail de penser, d’appropriation et d’adaptation à la singularité ; elle doit être mise en œuvre, comme si c’était la première fois, sans supposer qu’elle pourra produire exactement ce qu’on en attend, ce qu’elle a déjà produit antérieurement. En ce sens, nous y reviendrons brièvement, chaque séquence pédagogique est nouvelle et mobilise des capacités d’improvisation, de création ou, pour user du terme à la mode, d’innovation. Rien n’est certain toutefois, car on ne sait jamais exactement où en est l’autre, où en sont les autres dans leurs cheminements propres et ce qui pourrait provoquer en eux des résonances stimulantes. En outre, tous les individus ne retirent pas les mêmes choses d’une même situation sociale d’apprentissage.
La multiplicité des modes d’être au monde et en relation, des façons de ressentir subjectivement les données en provenance du monde extérieur, doit nous sensibiliser à la nécessité de produire des Écoles aux formes sociales différentes qui, tout en ayant la même visée pour tous, pourront aménager un accompagnement de chacun au plus loin dans sa conquête des apprentissages et de la culture et dans le développement de ses capacités de vivre avec les autres et non aux dépens des autres.
D’où l’importance de structures à statut dérogatoire ou à statut d’établissement public alternatif, à côté des autres, d’où l’importance, au sein d’un même établissement, de formes sociales différentes afin que, dans la mesure du possible, chaque être humain puisse investir un cadre social et scolaire dont il pourra profiter. D’où l’importance pour un futur professeur ou éducateur de participer à des stages d’une durée suffisante dans différents milieux pour se dégager de la représentation non seulement simpliste mais erronée selon laquelle aujourd’hui il y aurait de « bonnes pratiques », uniques, duplicables, indépendantes des individus et des histoires, et que tous devraient suivre le même chemin, au même rythme, pour grandir, trouver leur voie.
Le désir de grandir
À la naissance, le petit être humain a un irrépressible désir de grandir, de découvrir et de comprendre le monde, sauf s’il est privé du désir de ses parents à son endroit, ou sauf si, par exemple, il est mis à la place d’un autre disparu et se retrouve non aimé pour ce qu’il est lui-même. Du fait des parts d’ombre chez les parents dans leur désir d’avoir un enfant, celui-ci peut se sentir non attendu, non investi pour ce qu’il est lui-même en devenir. Un enfant qui ne se sent pas soutenu, qui n’a pas de place pour lui dans le désir de ses parents, qui n’est pas autorisé à être dans sa singularité, ne peut pas soutenir son propre désir d’être et de grandir. Il ne peut se concevoir avec un avenir propre. Il prendra de l’âge, certes, mais, n’ayant pas de passé sur lequel s’appuyer dans le présent, il ne pourra pas tenir debout et se penser avec un avenir. S’il ne tombe pas dans quelque folie, il s’agitera pour ne pas s’effondrer psychiquement, pour rester vivant, se contentant d’un ersatz de vie, malgré tout.
La procréation sociale et psychique d’un enfant. Qu’est-ce qui procure le sentiment de l’existence ?
Pour se tenir à la verticale, un enfant a besoin d’éprouver la réalité de son existence tant sur le plan psychique que sur le plan social ou politique, qui sont indissociables. D’une part, il a besoin de se sentir inscrit dans la succession et le relais des générations et en continuité avec elles ; d’autre part, il a besoin de ressentir qu’il compte dans le groupe où il vit ici et maintenant et d’être institué socialement, comme membre du groupe. Il a besoin de se sentir maillon d’une chaîne généalogique inscrit dans l’histoire et maillon d’une chaîne de contemporains inscrit dans son époque et dans des institutions concrètes et palpables par lui, tout en étant un sujet individuel porteur de son projet propre et original.
Pour être institué et se sentir institué, un père et une mère ne suffisent pas, souligne Maurice Godelier (2007)7, il faut aussi une société, c’est-à-dire des institutions intermédiaires et des personnes humaines vivantes, chargées d’instituer les enfants, en position de faire exister socialement et politiquement chaque être humain pour les autres, d’inscrire l’individu dans l’ordre symbolique et des générations. Cette inscription permet à un enfant de donner- trouver du sens au patrimoine légué par les générations précédentes, qu’on cherche à lui transmettre, à lui faire apprendre.
Le statut anthropologique des connaissances ici évoquées impose de concevoir les structures sociales et éducatives adéquates pour inventer autour de l’enfant les conditions actuelles de possibilité de ce que, après Donald Woods Winnicott et avec René Kaës, nous appelons l’expérience culturelle transitionnelle de groupe (Sirota, 1998)8. Elle favorise le travail de grandir, le travail de culture pour tous ceux qui s’y engagent. C’est l’École qui, auprès de chacun, introduit de « l’autre », fait sortir de l’entre soi, invite à des coopérations avec plus d’un autre, c’est à l’École que revient cette fonction de formation sociale et culturelle intermédiaire.
Sans cette richesse et des conditions institutionnelles de possibilité d’instituer tant les adultes que les enfants, c’est l’angoisse existentielle d’insignifiance sociale ou de non reconnaissance qui prévaut avec son lot de défenses destructrices multiformes, si l’École ne peut instituer et ainsi contenir ses membres et tenir en même temps par eux, les individus ne peuvent se sentir membres solidaires de liens d’appartenance, intérioriser, contenir et transformer « l’objet » pour s’en constituer.
Pour que le travail de grandir opère, l’École doit être lieu de rencontre entre toutes les générations, de mise en scène symbolique et en acte pratique du processus de filiation et d’affiliation. Trois suffisent pour les représenter. C’est pourquoi, la relation doit être suffisamment bonne entre ceux qui assurent des fonctions centrales de coordination, de direction, d’encadrement des groupes et des instances, qui représentent l’ensemble des générations antérieures, et les cadres intermédiaires que sont les professeurs ou d’autres acteurs adultes. Si cette relation est mauvaise, l’École est réduite à différentes « classes » d’âges fusionnées en une seule : une masse d’enfants abandonnés à la pulsion et aux processus archaïques, sans instance tierce. Les dispositifs d’accompagnement d’équipes, peuvent, à certaines conditions assurer une part de cette fonction tierce, parce qu’ils introduisent, lorsqu’ils sont conduits par des professionnels compétents de la différenciation. Ce savoir, ici condensé dans cette idée des trois générations, a de nombreuses implications et interroge en particulier les questions relatives à la mis en scène des fonctions d’autorité et de sécurité socio-affective utiles à l’École, que je ne peux développer ici.
La Famille et l’École : deux institutions de base de toute société
Ensemble et distinctement, chacune devant faire tiers pour l’autre, La Famille et l’École constituent les deux groupes anthropologiques de socialisation de base, c’est-à-dire d’étayage nécessaire pour les enfants. Cette distinction et cette complémentarité par une alliance éducative sont nécessaires et utiles pour soutenir la curiosité initiale ou le désir de grandir d’un enfant jusqu’à ce qu’il puisse désirer par lui-même suffisamment et cesse de se penser exister seulement par le désir de l’autre ou cesse de ne pouvoir survivre que par un attachement négatif à des parents défaillants, sinon inconnus.
Quand les défaillances inévitables de ces deux structures ne sont pas immodérées, l’enfant éprouve la continuité suffisante entre les générations et peut se saisir des dispositifs techniques d’apprentissage et de socialisation, à condition qu’instruction (au sens d’apprentissages scolaires) et éducation-socialisation ne soient pas dissociés artificiellement ce qui génère un vécu de déréalisation chez les enfants. S’il faut éduquer et instruire pour faire société, il est essentiel de faire société pour instruire et éduquer.
Ne nous leurrons pas, du fait des chaos politiques, économiques et sociaux, ou d’histoires traumatiques individuelles et de trous béants dans les structures sociales et familiales et dans les récits que l’on peut leur en donner, un certain nombre d’enfants, privés de l’environnement familial suffisant, auront toujours besoin de bénéficier d’une attention plus soutenue de leur famille et/ou de l’École comme d’un accueil dans des structures spécialisées ou de dispositifs de suppléance familiale. L’École ordinaire ne peut pas tout. Si on lui reproche tant, c’est qu’on lui demande de réparer ce que les mutations sociales détruisent sans pour autant lui donner les moyens, non de palier à toutes les défaillances familiales et sociétales, mais de faire au moins ce qui lui revient et qu’elle peut faire si on le veut.
L’interdit d’apprendre et de savoir ; la coupure d’avec ses ascendants.
L’une des sources, fréquemment observée, des difficultés d’apprendre à l’École se trouve dans des interdits inconscients d’apprendre et de savoir qui proviennent des scénarios ou systèmes familiaux qui ont une fonction de défense contre la crainte de resurgissements de situations plus ou moins catastrophiques pourtant déjà advenues. Ces interdits proviennent évidemment toujours des prédécesseurs, des parents, à leur insu ou non. Même s’ils en sont conscients, les parents n’en comprennent pas toujours, ni la généalogie, ni les effets toxiques. Ils croient parfois faire le bien et épargner leur enfant en se taisant et en souffrant eux-mêmes en silence. Quand ils comprennent la toxicité de leur silence sur une histoire familiale qui les a fort affectés, les parents ne trouvent pas toujours en eux les ressources pour se modifier et libérer leurs enfants des interdits d’apprendre, de savoir, de réussir à l’École et dans la vie qui se lovent dans des interdits de poser des questions sur l’histoire de famille. Ces interdits, une fois encryptés dans la psyché, viennent généralement se greffer sur les entraves aux apprentissages involontairement induites par le système scolaire lui-même du fait de l’impensé des effets des institutions insuffisantes qui caractérisent l’École ordinaire. Si tout être humain, dès le plus jeune âge, est initialement poussé par le désir de grandir et par la curiosité d’explorer le monde, de le comprendre en vue d’y agir, qu’est-ce qui explique que, chez certains enfants, cette curiosité originaire se soit perdue ? Ce sont les interdits de savoir, d’apprendre ou de s’engager dans le travail de grandir qui plombent l’espace psychique, du fait des expériences antérieures de la vie. Ils provoquent bien des « mal-êtres » qui sont réactualisés à l’École. Les identifier et les dépasser n’est pas simple, cela relève d’une attention à chacun et de temps d’élaborations collectives et non de procédures techniques duplicables pour tous les individus où qu’ils soient.
L’importance du passé dans le présent et pour l’avenir est occultée. L’enfant n’est pas seulement celui de son groupe familial. Il est aussi sujet historique puisqu’il est sujet d’un groupe et de son histoire. Du fait de chaos collectifs ou faute de paroles échangées en famille, celui qui est coupé des récits sur ses ancêtres et ses filiations ne peut pas se situer dans le relais des générations ; dans son expérience intime, il ne peut ni éprouver l’indispensable continuité entre les générations ni prendre place parmi elles. Au contraire, un récit familial non chimérique étaye la construction du sentiment de l’existence, aide à faire face aux angoisses existentielles d’insignifiance sociale et politique. C’est pourquoi, les meilleures ruses pédagogiques ne suffisent pas à elles-seules. Il est toutefois possible que des mises en mouvement psychique heureuses soient provoquées, en consacrant périodiquement du temps à parler en équipe de chaque enfant concerné, avec l’aide d’un tiers externe, psychanalyste groupal et institutionnel. Ce travail de parole en équipe modifie l’environnement constitué des représentations de ces enfants dans la psyché des adultes en restaurant leurs capacités de rêverie pour eux. Là aussi, l’expérience du groupe est convoquée.
Vivre des situations d’exercice de la citoyenneté à l’École pour l’acquérir
Les formes d’organisation nécessaires à la formation du citoyen, c’est-à-dire à la socialisation ne sont pas instaurées à l’École, alors que cette mission est prescrite et son importance chaque jour répétée. La citoyenneté ne se forge pas dans l’écoute des discours sur elle. L’individu ne peut s’y initier que si, dès l’École, il participe à des instances de pratiques de la citoyenneté inscrites dans le fonctionnement scolaire banal. La répétition, telle une incantation, du signifiant « éducation à la citoyenneté » pose question car elle apparaît comme un refus, conscient ou non, de former des citoyens et comme une manifestation d’incohérence, sinon de folie, ce à quoi sont particulièrement sensibles les enfants.
Y aurait-il un accord tacite quasi général pour ne pas initier à la citoyenneté, tant les élèves que les professeurs ? On est fondé de le penser. Cet accord résulte d’une sorte de tabou. Ce tabou recèle l’idée que l’éducation ne relèverait que des prérogatives sacrées de la sphère familiale et privée. Beaucoup de monde participe de ce tabou. Tant que ce tabou ne sera pas éclairé, dénoncé et levé, il sera difficile de créer règlementairement dans l’École, les instances de participation utiles à l’apprentissage du vivre ensemble avec les autres là où on est, c’est-à-dire à la formation des citoyens, il sera difficile d’introduire des temps de réflexion par la discussion qui permettent de s’interroger sur les origines de l’émergence de la conscience moral et du sentiment social (Sirota, 2013)9. Dans l’éducation au vivre ensemble et en société, la famille et l’école, toutes deux ont chacune leur part, toute leur part à prendre.
Pour former le citoyen, il suffit de permettre aux individus — enfants et adultes — d’exercer leurs responsabilités de vie sociale propres à l’École. Dans toute structure scolaire, des lieux pour parler des choses de la vie quotidienne, des phénomènes et des conflits de groupe et du travail scolaire, comme des activités heureuses, doivent être créés, afin que les membres d’une communauté scolaire puissent prendre en charge, — et apprendre à prendre en charge, — le traitement des problèmes qui adviennent là où ils surgissent. Des instances spécifiques doivent être intégrées à la vie quotidienne de l’organisation scolaire, inscrites dans l’emploi du temps normal. Elles doivent restituer aux acteurs d’un groupe, aux partenaires d’une communauté, la responsabilité de traiter entre eux les problèmes inévitables de leur vie et de leur action en collectivité. Les individus, groupes et organisations ont tendance à exporter ailleurs les problèmes qui sont les leurs. Ils fabriquent à cette fin des structures spécialisées, des spécialistes et, en définitive, de l’exclusion et du désengagement. La société fabrique ainsi des experts qui privent les individus des responsabilités d’analyser, de penser et de résoudre individuellement et collectivement les problèmes qui sont les leurs. Les spécialistes, bien entendu, peuvent être tout à fait utiles, s’ils apprennent eux-mêmes à travailler en équipe coopérative et en co-intervention et ne méprisent pas l’expertise des autres. L’exercice de la citoyenneté à l’école peut être éducative pour tous. Ceux qui acceptent de rester spoliés de leurs responsabilités avec leur consentement tacite ou conscient participent de la servitude volontaire. Une formation par l’expérience du groupe pour comprendre ces processus collectifs peut être utile, comme pour apprendre à animer et conduire ces temps. Cette conduite peut être assurée avec l’aide d’un tiers externe à l’établissement, formé à l’analyse co-élaborative en groupe des processus collectifs.
Le système des places respectives.
Dans une organisation, nous sommes assignés à une place insérée dans un système de rapports de places, avec une tâche à accomplir. Cette tâche est notre tâche primaire ou de base. Si cette place n’est pas trop enserrée, si ses frontières sont un peu souples, cette place permet de se développer, de se former, de se sentir autorisé d’étendre son territoire psychique et culturel personnel, c’est-à-dire sa capacité à comprendre, à apprendre, à agir, à surmonter les épreuves de l’existence.
À l’École comme ailleurs, la qualité de la mobilisation d’un individu sur sa tâche dépend de la place qu’il occupe dans une configuration sociale d’ensemble. Elle dépend aussi des résonances provoquées en lui par la présence des autres et d’un groupe. Cette place ainsi que le système de relations ont des effets plus ou moins stimulants de la curiosité d’un enfant ou d’un adulte, de leurs compétences, de leurs connaissances. Les exprimer en relation avec d’autres les développe. Or, les modèles d’organisation les plus fréquents ne sont pas guidés par ce souci des rapports de place, qui exige de réfléchir tant à l’aménagement du milieu, de l’espace matériel et de l’espace social, qu’à la place de chacun dedans et aux rapports de place, ainsi qu’à la place du savoir dans l’imaginaire des uns et des autres et de l’institution. Ce souci suppose la prise en compte des effets de présence et de co-excitation en groupe et un travail d’élaboration pour comprendre quelque chose des processus de groupe. Ce travail donne la possibilité à chacun de créer-trouver sa place.
En condensé : la possibilité d’exprimer une compétence individuelle dépend du génie collectif qui s’exprime parfois dans une configuration de places respectives qui permet à ses membres d’être et de faire ensemble.
Ces problématiques ne sont tout simplement pas pensées ; elles n’ont jusqu’ici ni fait l’objet d’une sensibilisation suffisante des futurs professeurs et cadres d’éducation et de direction, ni d’une formation approfondie en formation continue. Prendre conscience et connaissance de ces dimensions suppose une expérience personnelle impliquée de « travail sur soi » en groupe.
Les professeurs ont une position « cadre » dans le système éducatif
Les professeurs ont à faire tenir ensemble une multiplicité de personnes afin que chacune puisse faire ce qu’elle a à faire, à l’intérieur d’une structure institutionnelle plus vaste ; ils incarnent le patrimoine des connaissances, son histoire, son développement, ainsi que les institutions publiques qui en sont dépositaires. À ce titre, ils occupent une position et exercent une fonction de cadre de médiation et d’autorité, il s’agit ici notamment de l’autorité de ce qui a été accompli avant soi selon Max Weber. Toutefois, ils ne peuvent l’assurer que s’ils sont eux-mêmes inscrits dans une structure et des instances qui les ont institués comme cadres et s’il existe des lieux de parole et d’échanges sur ces questions afin que leur dimension vivante soit saisie, intériorisée, investie et périodiquement renouvelée. En effet, ce qui fait tenir l’institution, dans la vie de tous les jours, qui fait cadre contenant et régulateur pour tous c’est l‘ensemble des paroles échangées entre les membres d’une même organisation, en tant qu’êtres humains vivants et pensant. Encore une fois, des lieux spécifiques sont à créer pour parler de la chose institutionnelle et éclairer les problèmes qui y surgissent.
Sans ces instances et ordinairement, l’individu a tendance à ne saisir de l’institution que sa dimension administrative réduite à une bureaucratie désincarnée. Il ne se représente pas sa fonction anthropologique structurante nécessaire. Or, le professeur ou l’éducateur autant que le cadre de direction doivent solidairement assurer ce type de fonction. Se sentir sujet institutionnel, instituant ou institué, selon les moments ou les lieux, permet de rendre une organisation vivante, de situer sa place et celle des autres et de faire son travail.
Les différentes connaissances ou compétences nécessaires pour assurer les fonctions et tâches de base d’un adulte professeur dans une École sont pour une part méconnues. Ce sont les «compétences transversales» des métiers de l’enseignement et de l’éducation. Les découvrir et les développer peut se faire par l’expérience, en commençant à les exercer, mais aussi en se trouvant dans des lieux pour les éprouver, les découvrir en parlant avec d’autres, les élaborer, en reconnaître l’existence, la profondeur, la consistance et les renforcer.
Or, les formes institutionnelles nécessaires pour découvrir ces compétences, les acquérir et les exercer, les étendre, n’existent pas hors des établissements expérimentaux ou alternatifs ou dans les mouvements d’Éducation Nouvelle, depuis longtemps pourtant partenaires de l’École Publique. Il en résulte une surenchère des discours de déploration de la part des personnes en position d’autorité ou installées dans la culture de la plainte et une amplification des angoisses d’insignifiance sociale, ce qui réveille les défenses archaïques et violentes poussant trop souvent l’individu dans une logique extrême du « c’est lui ou moi ! », qu’on observe si fréquemment, tant du côté des élèves que des professeurs, sans oublier les autres acteurs.
L’accès à des savoirs, l’accompagnement par la recherche action collaborative et l’innovation.
Les savoirs ici évoqués sont ignorés, ou pire méconnus. Leurs modalités de transmission ou d’appropriation aussi. Ils procèdent de modèles nouveaux de formation professionnelle et de recherche scientifique. La Refondation et les changements qu’elle appelle reposent pour partie sur les dispositifs de recherches actions collaboratives et participantes, qui font appel à une certaine humilité devant les situations vécues et les sens qu’elles prennent pour chacun. Analyser et comprendre une situation qui fait événement et leurs sens vécus, heureux ou malheureux, exige d’en accepter la singularité et le refus de conclusions précipitées.
La seule démarche de portée générale que l’on peut proposer raisonnablement pour Refonder chaque École est dans la création, en concertation avec des équipes porteuses d’un projet, d’une instance de travail accompagnée par un tiers externe, afin que les collectifs concernés apprennent notamment à surmonter les inévitables désillusions et obstacles de la création collective et de la confrontation au butoirs de la réalité. Pour qu’un tel accompagnement soit utile, il est nécessaire que l’accompagnant soit chercheur et équipé psychiquement pour écouter et intervenir en co-élaboration auprès de groupes, sans fonction hiérarchique ou évaluative, ce qu’un inspecteur, par exemple, ne peut assurer du fait de sa place dans le système, même quand il a acquis personnellement d’autres compétences. Pour assumer certains rôles, innover, promouvoir des changements majeurs, des espaces et places spécifiques doivent être conçus et mis en œuvre. De nouveaux partenaires sont à inviter.
Bien entendu, des innovations en matière d’éducation et d’apprentissage ont lieu depuis longtemps. Beaucoup d’initiatives novatrices restent toujours nouvelles, tant elles sont rares ; d’autres tombent dans la répétition et cessent d’être ce qu’elles ont été. Mais, il y a lieu de s’immuniser contre les sirènes trompeuses de l’innovation qui viendrait s’opposer à ce qui serait traditionnel. Je veux souligner ce qui suit : une démarche éprouvée depuis longtemps peut rester tous les jours innovante lorsque, chaque jour, elle est mise en œuvre comme si c’était la première fois, de manière vivante, sans jamais croire qu’on va aboutir à la même chose que la fois précédente, sans oublier que, pour les enfants, chaque heure à l’École peut apporter quelque chose d’inédit et être l’occasion d’une opposition difficile entre une connaissance et un préjugé familial ou des préjugés collectifs, dont l’Éducation Nationale n’est pas exemptée.
« L’expérience du groupe »
Ce que nous appelons « l’expérience du groupe » est une expérience incontournable de formation personnelle pour qui veut assurer une responsabilité d’enseignement et par là même de contenance d’un groupement d’élèves singuliers et non de contention d’un collectif d’individus massifiés en catégories sociologiques. Enseigner va donc de paire avec des rôles de cadre d’éducation et de conduite de groupes d’individus au travail, secoués de l’intérieur par les angoisses du travail de grandir d’un côté, et de vieillir de l’autre. Ces dimensions transversales du métier peuvent être comprises et conquises dans le cadre d’une expérience d’implication personnelle et de formation en groupe. Cette expérience du groupe permet de découvrir ce que l’on donne à voir de soi aux autres à son insu ; on y saisit ce que j’appelle son « scénario relationnel, d’entrée en groupe et en relation » ; on y découvre sa capacité à projeter au dehors, sur autrui ou sur tout « objet » non-soi, au sens psychanalytique, ce qui est au dedans de soi, et qui empêche de prendre contact avec les réalités tant externes qu’internes à soi, etc.
L’expérience du groupe est une épreuve parce qu’elle fait comprendre combien nous sommes « bêtes » et pourrions l’être encore longtemps si nous ne renoncions pas à nos pseudo-savoirs, à nos préjugés. Nous n’en guérissons jamais complètement, du fait de frontières narcissiques toujours un peu fragiles et de la maladie humaine symbolisée par le complexe de Narcisse, articulé au complexe fraternel/fratricide et, bien entendu, à l’Œdipe, ce qui ne facilite pas notre vie de tous les jours. Nous nous fabriquons ainsi bien des souffrances, faute d’un travail de pensée et de culture. Là où siège notre humanité, est aussi notre fragilité et notre «bêtise», mais aussi nos potentialités riches de ressources insoupçonnés, si nous prenons le risque de la parole avec d’autres. L’expérience du groupe permet de découvrir ses parts d’ombre, de saisir quelque chose de la dialectique créatrice ou destructrice, du jeu des pulsions de liaison et de déliaison. On y comprend ce que veut dire « institution » et la contribution nécessaire de chacun — notre « dette » — pour « faire société » ; on y comprend combien nous nous enrichissons mutuellement et augmentons notre territoire psychique et culturel, grâce aux autres. Cette transformation passe parfois par la prise de conscience de la persistance de l’adolescent en nous, qui nous fait ressentir la présence de l’autre comme un empiètement, un piétinement, un empêchement d’être.
L’expérience de formation et de sensibilisation aux processus de groupe, accompagnée par un analyste de groupe évidemment formé pour cela donne progressivement accès à des compétences humaines personnelles nécessaires pour s’engager dans un travail professionnel coopératif en équipe. Ces compétences sont aujourd’hui indispensables pour enseigner, éduquer et faire société ou institution. Si l’on veut inventer des formes sociétales nouvelles et propices au travail de transmission et d’acquisition à l’École, on ne peut ignorer les connaissances acquises sur les réalités humaines, en particulier, celles qui concernent les rapports de l’individu à son environnement, ou celles qui nous renseignent sur ce qui structure une École et les rapports de chacun aux autres, à l’institution et à sa tâche de base, au savoir, enfin sur les conditions de l’engagement subjectif de chacun dans le lien social, sans lequel on ne peut ni grandir, ni appendre de son expérience, ni « faire École », ni faire société.
Pourquoi cet argument en faveur de la formation des personnels d’enseignement, d’éducation et de direction par une expérience du groupe accompagnée d’un tiers externe, psychanalyste groupal et institutionnel ? Parce que, pour qu’une équipe fonctionne, il faut que chacun puisse trouver sa place et investir le groupe dont il fait partie comme tiers. Or, le groupe ne peut faire tiers que par la présence périodique d’une personne humaine qui sait représenter cette fonction, garantir la permanence de cette place sans l’occuper vraiment, supporter les transferts auxquels elle donne lieu, sans se confondre avec elle, et restituer quand il le faut quelque chose de ce qu’il comprend des processus psychiques et collectifs.
1 – Ouvrage collectif, 2010, L’expérience du groupe. Approche de l’œuvre de René Kaës, Paris, Dunod, Collection Inconscient et Culture.
2 – René Kaës, 2012, Le Malêtre, Paris, Dunod.
3 – Willy Falla & André Sirota, 2012, Être et faire avec les autres, Faire équipe, Nouvelle Revue
de Psychosociologie, érès, N° 14, p. 175-191.
4 – Christophe Dejours, 2012, La Panne, Repenser le travail et changer la vie, Entretien avec Béatrice Bouniol, Paris, Bayard.
5 – Donald Woods Winnicott, 1950, Comment aider les enfants déprivés, Les Objets transitionnels, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 89-90, 2010.
6 – André Sirota, Adrian Neculau et Camelia Soponaru-Puzdriac, 2010, Le système totalitaire : du dedans au dehors, Toulouse, érès, Connexions, N° 94, p. 95 – 112.
7 – Maurice Godelier, 2007, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Paris, Albin Michel.
8 – André Sirota, 1998, Des espaces culturels intermédiaires, La scène sociale : crise, mutation, émergence, Revue Internationale de Psychosociologie. Paris, Editions ESKA, Volume V, N° 9, p. 91-107.
9 – André Sirota, L’émergence de la conscience morale, Préface à Totem et tabou de Sigmund Freud, Paris, Éditions Payot, à paraître en version numérique, juin 2013.